Que peuvent faire les pays industrialisés?
Stahel: Les pays industrialisés doivent réduire leur consommation de matériaux et d’énergie d’un facteur dix, c’est-à-dire de 90%. Ce n’est qu’ainsi qu’ils permettront aux habitants et habitantes des pays pauvres de satisfaire leurs besoins fondamentaux en matière de santé, d’éducation, de nourriture, de logement, de sécurité et de mobilité, sans augmenter la masse mondiale d’infrastructures et de biens.
La masse de biens fabriqués a déjà dépassé la biomasse en 2020. Si elle continue d’augmenter, la biodiversité et la biomasse de la planète diminueront inexorablement, entraînant des conséquences catastrophiques pour les êtres humains. La consommation mondiale d’énergie fossile et les émissions de carbone augmentent dans les mêmes proportions. En effet, selon l’OCDE et l’AIE, l’énergie fossile est subventionnée à hauteur de cinq mille milliards de dollars par an afin de réduire le coût de transport de l’économie de production mondiale et afin de compenser socialement les frais de chauffage et de véhicules.
Pour la Suisse, cette économie en boucles présente encore d’autres avantages: comme nous ne disposons d’aucune ressource, hormis l’électricité, notre dépendance aux importations diminuerait fortement, ce qui renforcerait notre résilience nationale.
Quel rôle jouent les aspects culturels dans l’économie circulaire?
Stahel: Ils influent grandement sur notre manière d’utiliser les ressources et de prévenir les déchets. Au niveau individuel, il faut opérer un changement de mentalité dans le sens d’une limitation des désirs et d’un renoncement. Les Japonais et les Japonaises sont leader en la matière. Leur concept de mottainai traduit le sentiment de regret pour le gaspillage des ressources et des biens dans la vie courante. Les politiques, aussi, doivent se mettre au diapason: plutôt que des slogans «net zéro» et «zéro consommation de ressources» qui n’ont qu’un succès limité, leur objectif affiché devrait être la préservation de la valeur et de l’usage des biens. Or, la planification financière à court terme néglige trop souvent les travaux d’entretien, ce qui nous expose sur le long terme à des dépenses ou à des risques considérables: pensez à l’effondrement d’un pont!
Quels sont les principaux obstacles dans la conversion des entreprises à l’économie circulaire?
Stahel: Les directives réglementaires qui soustendent la société industrielle entravent ce mode d’économie. Je pense notamment à l’impôt sur le travail plutôt que sur la consommation des ressources; à la taxe sur la valeur ajoutée, y compris sur les activités liées à l’économie circulaire; ou encore, aux indemnisations sur la valeur actuelle plutôt que réelle en cas de dommages relevant de la responsabilité civile.
L’enseignement de l’économie d’entreprise, que ce soit dans les entreprises ou les cabinets de conseil, n’est pas à jour. On oublie souvent que la remise à neuf (remanufacture) permet un retour sur investissement (RSI) cinq fois plus élevé que la fabrication des mêmes biens. De plus, l’économie ne dispose pas de règles de conformité adaptées.
Vous appelez les responsables d’entreprises à changer de mentalité?
Stahel: L’économie circulaire est disruptive. Les directions d’entreprise doivent renoncer au business as usual. Il faut qu’elles abandonnent la doctrine de baisse des coûts de fabrication à tout prix, au profit d’une optimisation sur l’ensemble du cycle de vie. Leur compétitivité en sortira renforcée grâce à des coûts d’utilisation réduits. Une conception modulaire avec des composants standardisés réduit les coûts et les risques liés à la maintenance des biens, les coûts de formation du personnel et les coûts de stockage des pièces de rechange, comme l’a démontré l’exemple d’Airbus, entre autres.
Quelles sont les innovations prometteuses dans ce contexte?
Stahel: Le textile est le nouveau plastique! La Suisse et l’Europe développent sans cesse de nouvelles technologies pour récupérer des fibres de toutes sortes, qu’il s’agisse de viscose, de laine ou de coton. L’entreprise Climatex, située à Altendorf dans le canton de Schwyz, a développé un procédé qui permet de séparer les tissus par type. Au lieu de contribuer au problème global des déchets à l’instar de 99% des textiles, les matériaux de Climatex réintègrent leur cycle de vie respectif et peuvent être réutilisés indéfiniment.
En termes de volume, le béton, l’asphalte et l’acier restent toutefois les principales ressources non renouvelables. Aujourd’hui, le Wirtgen Group, spécialiste en machines de construction, fraise l’asphalte des revêtements routiers et l’utilise pour de nouvelles couches de roulement. À l’avenir, il faudra absolument séparer les alliages d’acier par type pour leur recyclage: ce tri fait actuellement défaut.
Par un heureux hasard, des chercheurs et chercheuses de l’ETH de Zurich ont découvert un nouveau polymère capable de se recycler: le poly(phénylène méthylène) ou PPM. Ce plastique fluorescent protège les métaux de la corrosion, s’autorépare et indique les dommages de sa couche protectrice par luminescence.
Où en serons-nous dans dix ans en matière d’économie circulaire?
Stahel: Les directives au niveau de l’UE, telles que la loi européenne sur les matières premières critiques, les nouvelles exigences ESG, mais aussi les droits de douane punitifs sur les produits fabriqués et distribués mondialement ainsi que sur l’énergie et les matériaux, confèrent aux acteurs et actrices locaux de l’économie circulaire un avantage financier certain par rapport à la fabrication linéaire mondiale. Cette tendance continuera à s’accentuer.
À l’avenir, les entreprises développeront de plus en plus de solutions système plutôt que des produits. Les start-up lanceront de toutes nouvelles solutions sur le marché, comme la construction et l’exploitation de chambres froides par leasing dans les zones rurales de l’Inde par la fondation bâloise BASE. Globalement, la recherche dans le domaine de la science des matériaux circulaires ne fera que s’intensifier.