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Meules de Gruyère dans une cave d'affinage.

Meules de Gruyère dans une cave d'affinage. Photo: Imago

Production et consommation

Gruyère 2050: les fromages d’alpage à l’épreuve du réchauffement climatique

En Suisse, les températures augmentent plus vite qu’ailleurs. Un phénomène qui pourrait bouleverser chaque étape de la production de certains des fleurons fromagers helvétiques, depuis l’herbage jusqu’à la meule.

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Gruyère 2050: les fromages d’alpage à l’épreuve du réchauffement climatique

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Eté 2022. Le canton de Vaud prend une claque: températures caniculaires, eau acheminée par hélicoptère, désalpe précoce… Le secteur laitier, et avec lui la filière fromagère, souffre de conditions extrêmes rappelant celles de la «sécheresse du siècle» de 1976.

Deux ans plus tard, c’est l’extrême opposé: trop de pluie. «C’est difficile de faire les foins, comme on n’a pas plus de deux jours consécutifs de beau temps, explique Mélanie Ziörjen, de l’alpage de Tompey à Corbeyrier. Il faudrait faire plus de fourrage, pour préparer l’hiver et parce que plus la saison avance, plus il perd en qualité.»

Sans oublier le risque de contamination du lait par les bactéries butyriques présentes dans la boue, si les tétines ne sont pas assez nettoyées. Depuis un demi-siècle, la famille fabrique près de 10 tonnes d’Etivaz par an dans le chalet d’alpage. «On est de plus en plus confronté à des extrêmes climatiques, ce doit être fatigant pour les bêtes, comme pour nous», poursuit la productrice.

Le fromage est «un produit vivant»

La température annuelle moyenne de la Suisse a augmenté de 2,8 °C depuis l’ère préindustrielle, le double de la moyenne internationale. Cela peut-il se répercuter sur la qualité des gruyères, Etivaz, vacherins et autres fleurons caséinés du patrimoine culinaire suisse?

«Cette question est complexe car l’arôme, le goût et la texture du fromage dépendent de nombreux facteurs, tous susceptibles d’être influencés par la température: l’herbage et la biodiversité végétale, le stress thermique des animaux, l’atmosphère des caves d’alpage, et enfin le développement des micro-organismes», explique Pascal Fuchsmann, chimiste au sein de l’Agroscope. Et le chercheur de rappeler que cet aliment est «un produit vivant, voué à ne pas être constant».

«Pour tous les produits saisonniers et d’estivage, comme le gruyère d’alpage, le facteur climatique est très important», abonde Eric Mosimann, gérant de la Société vaudoise d’économie alpestre, qui représente l’intérêt des quelque 600 alpages du canton. Si le réchauffement climatique l’inquiète? «Très clairement oui, pour les zones les plus sensibles, comme le Jura vaudois.»

La Suisse s’enorgueillit d’exporter dans le monde entier les meilleurs produits d’alpage au monde – gruyère, Etivaz et vacherin, pour n’en citer que quelques-uns. Des poids lourds souvent protégés par des Appellations d’origine protégée (AOP), qui n’en restent pas moins de grands fragiles en matière de climat, par rapport aux produits industriels.

Un impact sur la quantité et la qualité du lait

La matière principale des Alpkäse, Hobelkäse, Sbrinz et autres délices caséinés est identique: de l’herbe, transformée par une véritable usine biologique, la vache. Ainsi, «des molécules propres à la flore locale se retrouvent dans le produit final, signale Pascal Fuchsmann. Les meules d’alpage arborent des tons plus orangés que leurs équivalents de plaine, en raison des bêtacarotènes contenus dans les fleurs.»

Or, la répartition des espèces végétales et leur disponibilité vont évoluer ces prochaines années. «Les fromages seront, à l'avenir, peut-être moins colorés et avec une texture plus dure, s’il y a un manque d’eau dans le milieu.» Mais de l’avis du chercheur, l’impact tiendra moins de l’ordre de la qualité que de la quantité, en raison de la baisse de production de lait liée au stress thermique des vaches.

Christophe Chassard, qui dirige dans l’Institut français de recherche Inrae une unité de recherche fromagère, est bien moins catégorique: «Les recherches sur les conséquences climatiques sur la qualité des fromages sont encore balbutiantes. Nous collectons de premières données où l’on observe des changements dans les ratios de caséines (principale protéine du lait). Ainsi, l’impact serait quantitatif, mais aussi qualitatif.»

Une prochaine étude en Suisse

En Suisse, l’Agroscope prévoit une démarche similaire. «Nous travaillons sur un avant-projet qui traite de l’influence du changement climatique sur une variété de fromage, indique Remo Schmidt, de la station d’essais Agriculture de montagne et d’alpage. Nous prévoyons en outre d’intégrer des données sur la biodiversité végétale des alpages et son impact sur des fromages bernois», déjà à l’étude.

Lancé par l’Agroscope, le projet DryMount (2023-2027) teste des mélanges fourragers mieux adaptés aux conditions de sécheresse en plaine, mais ayant aussi un bon rendement et une bonne qualité fourragère. C’est par exemple le cas pour le sorgo, illustre Remo Schmidt, de la station d’essais Agriculture de montagne et d’alpage: «Cette variété de céréales est prometteuse en ce qui concerne le changement climatique.»

En cas de déficit d’herbe pour préparer l’hiver, il est encore possible d’importer du foin depuis l’étranger, mais les cahiers des charges limitent leur usage, et prohibent par ailleurs souvent d’autres aliments comme les betteraves, le maïs ou le soja. Reste la solution, plus drastique, de se séparer d’une partie de son cheptel, au risque de recevoir moins de contributions publiques pour l’estivage.

A Tompey, Mélanie se considère chanceuse par rapport à d’autres producteurs d’Etivaz: l’alpage n’est pas situé sur un sol caillouteux (donc moins soumis aux sécheresses), une source d’eau est à proximité, et la chambre où le lait est refroidi est bien située au nord. L’évolution du climat la préoccupe, mais pas autant que les conditions de travail et la relève.

Les chalets d’alpage les plus à risques

Autres étapes clés de la fabrication des frometons, la transformation et l’affinage. Là aussi, les enjeux sont majeurs, souligne Christophe Chassard: «Arrivera-t-on à maîtriser le processus aussi bien avec 2 ou 3 degrés supplémentaires? Le risque sanitaire sera-t-il accru, ou pas, si on produit du lait ou fabrique du fromage à 35 °C?» Autant de questions encore sans réponses.

Ces dernières années, on observe «un changement flagrant des températures qui affecte le climat dans les fromageries et les caves d’affinage», s’inquiète Romain Castella, directeur de l’Interprofession du Vacherin Fribourgeois. En général, les producteurs fabriquent les tommes à l’alpage et les descendent deux jours plus tard dans une cave de leur coopérative, où l’hygrométrie et la température sont contrôlées.

«Il y a des trucs tout bêtes qui peuvent être impactés. A commencer par les tablards en épicéa, sur lesquels sont affinées les pièces. Ces planches sont préalablement lavées puis séchées dehors, mais si elles sèchent trop, elles changent ensuite l’humidité de toute la cave. On peut alors rapidement sortir du cahier des charges», indique-t-il.

Le cahier des charges qui encadre les Appellations d’origine protégée (AOP) constitue autant une protection qu’un corset. Faudrait-il le revoir à l’aune des nouvelles pratiques liées au dérèglement du climat? La question est «ouverte et sans tabou» assure Romain Castella, directeur de l’Interprofession du vacherin fribourgeois. Qui tient à tranquilliser les amateurs: «Ces questions ne toucheront jamais à la qualité et la recette de l’AOP.»

«Le défi est immense»

Le même constat est partagé par Eric Mosimann, dans la vallée de Joux: «Les caves d’alpage deviennent de plus en plus chaudes, alors que les pièces de gruyère y restent parfois un mois – pour certaines raclettes, c’est parfois la saison entière. Dans le Jura vaudois, beaucoup ont refait l’isolation de leurs caves ou ont mis en place des serpentins de refroidissement d’eau froide.» Pour accompagner les chefs d’alpage, la Société vaudoise d’économie alpestre réalise des diagnostics de vulnérabilité. «Certains praticiens font part de leur scepticisme. Ça va prendre du temps de changer les mentalités», estime l’expert.

L’enjeu est économique: importer des fourrages et climatiser les lieux de fabrication risquent de renchérir la valeur finale du produit. Mais c'est aussi un enjeu moral, ajoute Christophe Chassard: «Si l’on doit dépenser toujours plus d’énergie pour maintenir les conditions de production, acceptera-t-on en 2050 de «gaspiller» autant d’énergie pour fabriquer du fromage?»

Il y a urgence à se pencher sur l’avenir des fromages, suisses ou français d'ailleurs, assure le chercheur: «le réchauffement du climat va engendrer des changements profonds et drastiques – je ne suis pas alarmiste, simplement pragmatique. Reste à voir si nous serons assez rapides pour nous adapter. Le défi est immense.»

Nina Schretr, «Le Temps» (13.07.2024)

Sustainable Switzerland publie ici des contenus de Le Temps.

Cet article traite des SDG suivants

Les Objectifs de développement durable (ODD) sont 17 objectifs mondiaux de développement durable convenus par les États membres de l'ONU dans l'Agenda 2030. Ils couvrent des thèmes tels que la réduction de la pauvreté, la sécurité alimentaire, la santé, l'éducation, l'égalité des sexes, l'eau propre, les énergies renouvelables, la croissance économique durable, les infrastructures, la protection du climat et la protection des océans et de la biodiversité.

12 - Consommation et production responsables

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