Le fantôme de la Méditerranée
Et pourtant, nous barbotons sans cesse dans leur habitat naturel: l’océan. Même la Méditerranée est un hotspot de pois- sons cartilagineux, des espèces les plus petites jusqu’aux plus grandes, dont le grand blanc. Selon des estimations pru- dentes, leur nombre s’élève actuelle- ment à quelques centaines de spécimens. «Leur population en Méditerranée est unique, mais peu connue», explique Jeremy Jenrette de l’université améri- caine Virginia Tech, précisément parce qu’ils se déplacent sous l’eau en toute discrétion et non comme des monstres assoiffés de sang. Au grand dam des chercheurs, dont le travail se fondait jusqu’ici sur les observations, bien que rares.
Où se trouvent ces animaux? Où sont leurs «pouponnières»? Com- bien de grands requins blancs vivent en Méditerranée? M. Jenrette veut ré- pondre à toutes ces interrogations au plus vite, car leur survie en Méditer- ranée est menacée. En 2020, l’étude la plus complète publiée à ce jour compi- lait les rapports disponibles sur le grand blanc depuis 1860. Selon ses conclusions, la population en Méditerranée a chuté de 60% au cours des dernières années. Le grand blanc figure même sur la liste rouge des espèces «en danger d’extinc- tion».
Des espèces migratrices fortement menacées
«Les dix à vingt prochaines années seront cruciales pour leur préservation», estime Jeremy Jenrette. Le chercheur s’est asso- cié à d’autres scientifiques pour former la White Shark Chase, sous la direction de Francesco Ferretti de Virginia Tech. L’équipe s’est donnée pour mission de protéger les derniers grands blancs de Méditerranée. Mais encore faudrait-il les trouver pour les étudier. Comment ai- der une espace menacée qui échappe à tous les regards? Fort heureusement, les proies ne sont pas les seules à laisser des traces de leur passage dans l’eau. Les pré- dateurs diffusent également une sorte de «trace génétique olfactive»: leur ADN en- vironnemental (ADNe). Il s’agit de ma- tériel génétique sous forme de squames, de muqueuses, d’excréments ou d’urine. Les échantillons prélevés dans le sol, dans l’air et dans l’eau contiennent cet ADNe, qui peut être isolé puis analysé.
Jeremy Jenrette et son équipe n’ont donc pas besoin de voir un grand blanc pour détecter sa présence en Méditerra- née: quelques gouttes d’eau suffisent. Ils ont entamé leurs recherches dans le dé- troit de Sicile, où de nombreux jeunes ont été observés. Ils pensent que cette région, tout comme l’Adriatique et la mer Égée, serait une «pouponnière», un lieu où les adultes se rassemblent pour s’accoupler.
Lors d’une longue expédition sur place, l’équipe scientifique a ainsi pu pré- lever des échantillons d’eau à plusieurs endroits, en surface et jusqu’à une pro- fondeur de 100 mètres. Elle a ensuite re- cherché dans les traces d’ADN un frag- ment de gène spécifique, présent unique- ment chez les grands requins blancs: 4 des 69 échantillons étaient positifs. Au moins un ou plusieurs grands requins blancs se sont aventurés à cet endroit ou dans les environs au cours de la période précé- dant le prélèvement des échantillons.
Cette technique de recherche de l’ADNe sera utilisée à l’avenir dans d’autres régions du monde où vivent des requins blancs. Une approche globale ai- dera à analyser plus précisément les don- nées provenant de la Méditerranée. Elle pourrait en outre contribuer à détecter les requins blancs, menacés partout dans le monde, de manière à développer des mesures de protection efficaces au ni- veau national et international.