La réintroduction du bison là où il a vécu autrefois est une tendance qui s’observe partout dans le monde. Sa présence aurait notamment pour vertu de favoriser la biodiversité. En Europe, la Pologne a montré la voie, suivie par d’autres pays à l’est du continent.
Interrompant brièvement notre entretien, nous observons des promeneurs ouvrir la porte de l’enclos, un chemin passant au travers. Risqué, alors que le bison peut mesurer 1,90 m au garrot? Otto Holzgang, qui les assimile à de «doux géants», réfute l’idée.
«Les bisons les ont remarqués. Ils sont extrêmement attentifs. Ils voient tout.» Le couple en question ne représentant aucun danger, ils peuvent continuer à brouter en paix. «C’est extraordinaire à observer», s’enthousiasme le biologiste tandis que le duo poursuit sa balade.
Lors de notre visite, qui a lieu en mai, le troupeau comprend cinq animaux. Une bisonne meneuse, deux autres femelles, deux bisonneaux et un mâle. Une naissance est attendue pour début juin, «le premier bison à voir le jour depuis 1000 ans en Suisse», titreront les médias le moment venu.
Une population issue de douze individus
En Europe, le bison a quasiment été exterminé. Il en restait à peine 800 en liberté au début du 20e siècle, essentiellement dans les steppes d’Europe de l’Est. Le dernier individu sauvage de plaine a été abattu en Pologne en 1919.
Cinq ans plus tard, un plan de protection du grand bovin européen a vu le jour, indique Monica Vasile, spécialiste de l’histoire de l’environnement à l’université hollandaise de Maastricht.
A ce moment-là, seuls 54 individus vivaient encore en captivité. Dont douze seulement se sont reproduits. L’ensemble des bisons d’Europe actuels descendent donc de ces douze spécimens. Les réinsertions dans la nature ont commencé en 1952.
Monica Vasile a étudié la réintroduction du bison européen dans les Carpates roumaines. «Il s’agit de projets très complexes; ils exigent une expertise à plusieurs niveaux, afin de garantir le bien-être des animaux, réduire leur niveau de stress et favoriser leur autonomisation», nous écrit-elle par courriel.
Sans compter qu’il est nécessaire d’impliquer la population locale. «Quelle que soit la taille de l’animal, un consciencieux processus de communication avec les gens du lieu est nécessaire.» Seule la recherche peut permettre d’évaluer les chances du projet suisse, souligne du reste la spécialiste.
Influence sur le couvert boisé
Pendant ce temps, les bisons se sont quelque peu éloignés. Nous pouvons emprunter le chemin menant à la forêt. L’objectif est de se faire une idée du suivi scientifique du projet.
Régulièrement, des spécialistes de diverses universités et instituts viennent sur le terrain prélever des échantillons ou effectuer des mesures. Il s’agit de mieux comprendre l’influence du bison sur son environnement.
Ce jour-là, deux scientifiques du domaine de la botanique s’activent dans la forêt pour mesurer les effets du broutage sur les jeunes arbres. Dans l’incapacité de déterminer l’espèce responsable de tel ou tel broutement, le duo cherche à rassembler des observations avant et après le passage du bison.
Ces mesures ont lieu systématiquement au même endroit. Une trame aléatoire préside à la récolte des cent vingt échantillons, effectuée tous les cinquante mètres. La biologiste Nicole Imesch prélève deux pousses à chaque niveau de hauteur et les compare aux données obtenues précédemment.
Par deux fois, avant l’arrivée du bovin, la chercheuse était venue dans cette forêt. «L’influence des chevreuils et des chamois était déjà très significative, avec ou sans bisons», indique-t-elle.
Il ne fait pas l’unanimité
«C’est un ballon d’essai tout à fait bien ficelé», lance Daniel Hegglin au sujet du programme soleurois de réintroduction du bison. Biologiste de la faune sauvage, directeur de la Fondation Pro Gypaète, il n’est pas partie prenante au projet, mais il est considéré comme un spécialiste reconnu de la réintroduction.
Une réintroduction en pleine nature doit souscrire à trois conditions, explique-t-il. D’abord, une évaluation exhaustive préalable, ensuite, un accompagnement scientifique, enfin, l’acceptance de la population.
C’est ce troisième point qui pose problème à Welschenrohr. Il existe bien un groupe de contact, mais les médias font état de divergences qui subsistent, en particulier avec les représentants de l’agriculture. L’échec d’un projet similaire en Allemagne y est peut-être pour quelque chose.
Qu’en pense Otto Holzgang? «Il existe des partisans absolus, des gens qui y voient une bonne idée, mais pas une nécessité, et bien sûr, il y a les opposants intégraux, comme pour tout projet.»
La visite des plus jeunes, à cet égard, est saluée par les responsables du programme. Depuis le début, des classes viennent observer les bisons. Les élèves y emmènent ensuite leurs parents. «En réalité, les enfants ont eux aussi mené un travail d’information», explique le biologiste.
Promoteurs de biodiversité
Autre initiatrice du projet, Karin Hindenlang est directrice du Wildnispark Zürich Langenberg. Des bisons vivent dans ce parc de la forêt de Sihl, au sud de Zurich, depuis 1969. Elle se réjouit de la tentative soleuroise et compte bien engranger des connaissances nouvelles sur l’animal et son influence sur le milieu, comme elle l’indique dans un courriel.
«Par leur activité de pâture, les bisons impriment leur marque sur la végétation et façonnent un paysage diversifié, riche en espèces, une mosaïque de forêts clairsemées et de pairies», explique Karin Hindenlang.
Son parc participe à des programmes européens d’élevage et de conservation. Dans ce cadre, les zoos ont pour missions l’élevage et la reproduction en captivité d’espèces menacées tout en assurant la conservation d’une base génétique la plus large possible. Ce qui justifie que les bisons du Jura soleurois figurent sur un registre d’élevage.
La liberté en vue?
A l’automne 2024, l’enclos de Welschenrohr sera étendu à 100 hectares. A titre expérimental, il est actuellement ceint de deux types de clôtures. La première, électrifiée, est composée de trois fils placés à 50 cm, 1 m et 1m 50. La seconde, en divers endroits, est faite de câbles métalliques d’une hauteur de 2,5 m.
Un dispositif qui permet de laisser le champ libre aux autres animaux sauvages. Pour preuve, un chevreuil apparaît soudain en lisière de forêt, à l’intérieur de l’enclos. «Nous y avons observé des chevreuils dès le premier jour, à proximité des bisons», assure Otto Holzgang.
Une fois que le parc de 100 hectares aura servi trois ans, les responsables du projet livreront un rapport circonstancié. Quel est l’impact du bison? Qu’en est-il de l’acceptance de la société? Quelle est la viabilité économique sous l’angle de la foresterie et de l’agriculture? Il reviendra ensuite au Canton de Soleure de décider de la poursuite ou non du projet.
Le cas échéant, une deuxième phase prévoit la mise en semi-liberté du troupeau. Les clôtures seraient retirées et les bisons plus ou moins laissés libres de leurs mouvements. «Ils seraient munis d’émetteurs et continueraient à appartenir à l’association», explique Otto Holzgang. Cette dernière aurait à assumer les dégâts éventuels et la responsabilité en cas de problème – maladies ou comportements agressifs par exemple.
Impossible à ce stade d’affirmer que les bisons retrouveront finalement une liberté pleine et entière. En tous les cas, cela exigerait que le canton d’accueil, Soleure sans doute, en fasse la demande auprès de l’Office fédéral de l’environnement (OFEV).
Retour sur le terrain, où le troupeau s’est avancé imperceptiblement. «Nous sommes trop proches, observe Otto Holzgang. Attendons de voir ce que fait la bisonne. Si elle s’en va, c’est ok. Si elle progresse dans notre direction, nous bougeons.» Elle opte en définitive pour un repli tout ce qu’il y a de paisible – une douce géante, l’étiquette lui allant comme un gant.